Dans le recueil de nouvelles Le K. paru en 1966, Dino Buzzati consacre une nouvelle à la vieillesse, "Chasseurs de vieux". Mais en fait, il s'agit d'une nouvelle sur le jeunesse. Un soir, Roberto Saggini, arrête sa voiture devant un bar-tabac pour acheter des cigarettes. C'est sur ce motif réaliste et banal que commence la nouvelle. Le nouvelliste n'ajoute rien, rien qui ne trouble la banalité de l'action. De même le pressentiment d'une menace, l'arrivée d'un groupe violent se fait dans une confusion qui confine au fantastique, nous faisant croire à des "créatures surgies de l'asphalte". En fait, une bande de jeunes veulent le rouer de coups. Il a le temps de demander à la femme qui l'accompagne, et dont on découvre l'existence en même temps que le fait qu'elle est plus jeune que lui, de filer avec la voiture. S'engage une course-poursuite qui finira par la chute accidentelle du vieux.
Mais quel âge a ce vieux? quarante-six ans. Dans sa course toutes les portes se ferment, il ne trouve refuge nulle part. Mais il a le mérite d'avoir essoufflé ses poursuivants. Parmi eux, justement, son fils. Il hait son père, comme il se doit, mais a quelques scrupules à tuer son père. Au cours de la bagarre, le père le reconnaît ce qui lui redonne la force d'échapper aux jeunes.
La fin est tragique dans un "gémissement déchirant". De retour chez lui, le chef remarque dans le miroir des cheveux blancs, il a l'air d'un vieux. "Haro sur le baudet"eût dit La Fontaine, mais Buzzati de conclure en moraliste : "La jeunesse, cette saison fanfaronne et sans pitié qui semblait devoir durer toujours, ne jamais devoir finir. Et une nuit avait suffit à la brûler. Maintenant il ne restait plus rien à dépenser."
On pense aux chasses faites par les fascistes dans les rues italiennes contre les communistes. On pense à la révolte de la jeunesse en Europe au milieu des années 60. On pense à Pasolini dénonçant la jeunesse pour son attitude infantile et soumise aux injonctions de la société de consommation.
Cette nouvelle est troublante aujourd'hui quand on découvre le slogan "Ok Boomer" qui traduit la fracture générationnelle entre la jeunesse sentant proche l'apocalypse et leurs aînés jouissant des bienfaits du monde.
Alors en relisant Buzzati, on pense à la phrase de Bachelard : "Puisque le passé n'est plus, puisque l'avenir n'est pas encore, puisque le présent lui-même a déjà fini d'être avant même qu'il a commencé d'exister, comment pourrait-il y avoir une réalité du temps ?"
Et on se dit que ce que l'on nomme jeunesse est cette volonté vaine d'échapper au temps qui a trouvé aujourd'hui le moyen de devenir une manière de vivre.
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