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Colossal doigt d'une main tout aussi colossale mais plus petite que la non moins colossale figure de l'empereur Constantin, l'ensemble déposé dans la cour du musée du Capitole à Rome. A chacune de mes visites je le photographie, alors que la plupart du temps, juste auparavant, j'ai pesté sur le Palatin contre la grandeur démesurée et assommante des bâtiments de la Rome impériale faits de tas de briques et de fragments de marbre. Ce doigt devient passionnant une fois détaché de son corps. Il ne reste que le geste pour le soutenir.

En fait, la grandeur est belle quand elle tombe en ruines. Quand la grandeur se fragmente, elle devient émouvante. Alors le regard s'abaisse aux détails... où gisent les vérités du temps.





Parfois on n'aime pas un livre alors que tout poussait à le lire. Le livre d'Antoine Compagnon sur les Chiffonniers de Paris m'appelait. En automne depuis quelques années je retourne à Baudelaire. Là, c'était l'occasion d'explorer un motif poétique, relayé en philosophie par Benjamin puis Agamben entre autres, apparemment développé dans son contexte historique. Or tout est laborieux dans ce beau livre. Chapitre après chapitre on égraine un lexique (alors qu'une forme assumée de lexique alphabétique eût été plus inventive et conforme à son sujet - mais pour un professeur au Collège de France d'aujourd'hui pas d'invention formelle pertinente comme s'il s'agissait de faire payer à son maître Barthes son compagnonnage (j'ai longtemps appelé Compagnon, Antoine Trahison à la suite de ses essais sur la modernité)), un lexique complété de sources et d'images jamais étudiées comme texte ou image mais comme simples archives. Ennui pesant de lire sans avancer dans nulle réflexion, sinon pour voir page après page revenir la référence à Benjamin afin d'en dénoncer la lecture d'un Baudelaire révolutionnaire. Réglement de comptes, sans doute.

Le plus beau arrive à la fin. Pour justifier sa démarche, Compagnon cite Riffaterre (p. 424) sans donner de référence bibliographique mais pour citer "production textuelle", "mot-noyau", "système descriptif". Et Compagnon de conclure, pour moi, en cuistre coupable s'obligeant à feindre ce qu'il dénonçait comme jargon, en imitant l'époque honnie pour montrer que ce qu'il fait c'est ce qu'elle disait de façon affectée et gauchiste : "j'ai voulu observer la dissémination du chiffonnage à la surface de la littérature du XIXe siècle, suivre l'efflorescence de cette structure profonde".

Conclure en structuraliste afin de terminer une triste monographie à la grand-papa, paraître moderne pour dire qu'être anti moderne c'est la seule façon de l'être sans jargon, sans errance, sans égarement. Bref, exposer que tout est plus simple qu'on ne le croit, qu'il faut défendre un conservatisme tranquille désormais que l'histoire - que l'on écrit soi-même - a fait le tri en ramenant dans le giron les plus acceptables des modernes. Plus rien de dangereux là-dedans.





Tout spectateur de Crivelli le reconnaît à ses fruits. Ce peintre du Quatrocento vient des Marches. Son style antiquisant peut se rattacher à Mantegna. Mais il y a du bizarre en lui, comme chez beaucoup de peintres ferrarais - que j'affectionne tant. La Pinacothèque de Brera conserve des tableaux. C'est l'occasion de laisser promener l’œil. Finesse stricte du trait qui découpe les figures mais sur les fonds soyeux, nervurés, ondoyants. Peaux lisses et blanches laissant paraître les marques. Gestes expressifs des mains étirées. Foisonnements de détails qui font que l’œil abandonne les figures et parcourt les ornements. Avec le même soin qu'il apporte à la figure humaine, pavements, stucs, fleurs, fruits, tissus sont peints par Carlo Crivelli pour attirer l'attention.

Je me souviens d'un livre sur Crivelli (où est-il?) acheté quand j'avais dix-huit ans, et puis ses tableaux dont ceux d'Avignon et là à Milan.

Expérience en rouge et or. Maturité du fruit, fécondité, opulence, abondance - image d'un monde idéal et matériel. Un rêve un peu profane déposé aux pieds des saints.


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